Chaque
fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois,
je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance.
La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes
qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses
de leur jeunesse, dont malheureusement je ne puis citer les airs. J'en ai donné
plus haut quelques fragments. Aujourd'hui, je ne puis arriver à les compléter,
car tout cela est profondément oublié; le secret en est demeuré dans la tombe
des aïeules. On publie aujourd'hui les chansons patoises de Bretagne et d'Aquitaine,
mais aucun chant des vieilles provinces où s'est toujours parlée la vraie langue
française ne nous sera conservé. C'est qu'on n'a jamais voulu admettrez dans les
livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe;
la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre,
à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des
terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un cachet d'ignorance
qui révolte l'homme du monde, bien plus que ne fait le patois. Pourtant ce langage
a ses règles, ou du moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des
couplets tels que ceux de la célèbre romance : Si j'étais hirondelle, soient
abandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrement placées, au répertoire
chantant des concierges et des cuisinières. Quoi de plus
gracieux et de plus poétique pourtant :Si j'étais hirondelle
! - Que je puisse voler, - Sur votre sein, la belle, - J'irais me reposer !Il
faut continuer, il est vrai, par : J'ai z'un coquin de frère..., ou risquer
un hiatus terrible; mais pourquoi aussi la langue a-t-elle repoussé ce z si
commode, si liant, si séduisant qui faisait tout le charme du langage de l'ancien
Arlequin, et que la jeunesse dorée du Directoire a tenté en vain de faire passer
dans le langage des salons ? Ce ne serait rien encore, et
de légères corrections rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée,
ces charmantes et naïves productions de poëtes modeste; mais la rime, cette sévère
rime française, comment s'arrangerait-elle du couplet suivant :La
fleur de l'olivier - Que vous avez aimé - Charmante beauté ! - Et vos beaux yeux
charmants, - Que mon cur aime tant, - Les faudra-t-il quitter ? Observez
que la musique se prête admirablement à ces hardiesses ingénues, et trouve dans
les assonances, ménagées suffisamment d'ailleurs, toutes les ressources que la
poésie doit lui offrir. Voilà deux charmantes chansons, qui ont comme un parfum
de la Bible, dont la plupart des couplets sont perdus, parce que personne n'a
jamais osé les écrire ou les imprimer. Nous en dirons autant de celle où se trouve
la strophe suivante :Enfin vous voilà donc, - Ma belle
mariée, - Enfin vous voilà donc - A votre époux liée, - Avec un long fil d'or
- Qui ne rompt qu'à la mort !Quoi de plus pur d'ailleurs
comme langue et comme pensée; mais l'auteur de cet épithalame ne savait pas écrire,
et l'imprimerie nous conserve les gravelures de Collé, de Piis et de Panard !
Les richesses poétiques n'ont jamais manqué au marin, ni
au soldat français, qui ne rêvent dans leurs chants que filles de roi, sultanes,
et même présidentes, comme dans la ballade trop connue :C'est
dans la ville de Bordeaux - Qu'il est arrivé trois vaisseaux, etc.
Mais le tambour des gardes-françaises, où s'arrêtera-t-il, celui-là ? Un
joli tambour s'en allait à la guerre, etc. La fille
du roi est à sa fenêtre, le tambour la demande en mariage : - Joli tambour, dit
le roi, tu n'es pas assez riche ! - Moi ? dit le tambour sans se déconcerter,
J'ai trois vaisseaux sur la mer gentille, - L'un chargé d'or, l'autre de perles
fines, - Et le troisième pour promener ma mie ! - Touche
là, tambour, lui dit le roi, tu n'auras pas ma fille ! - Tant pis ! dit le tambour,
j'en trouverai de plus gentilles !... Après tant de richesses
dévolues à la verve un peu gasconne du militaire et du marin, envierons-nous le
sort du simple berger ? Le voilà qui chante et qui rêve :Au
jardin de mon père, - Vole, mon cur vole ! - Il y a z'un pommier doux, -
Tout doux Trois belles princesses, - Vole, mon cur vole ! - Trois belles
princesses - Sont couchées dessous, etc. Est-ce donc
la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique de l'idéal qui manque à ce peuple
pour comprendre et produire des chants dignes d'être comparés à ceux de l'Allemagne
et de l'Angleterre ? Non, certes; mais il est arrivé qu'en France la littérature
n'est jamais descendue au niveau de la grande foule; les poëtes académiques du
dix-septième et du dix-huitième siècle n'auraient pas plus compris de telles inspirations,
que les paysans n'eussent admiré leurs odes, leurs épîtres et leurs poésies fugitives,
si incolores, si gourmées. Pourtant comparons encore la chanson que je vais citer
à tous ces bouquets à Chloris qui faisaient vers ce temps l'admiration des belles
compagnies. Quand Jean Renaud de la guerre revint, -
Il en revint triste et chagrin; - « Bonjour, ma mère. - Bonjour, mon fils
! Ta femme est accouchée d'un petit. »«
Allez, ma mère, allez devant, - Faites-moi dresser un beau lit blanc; - Mais faites-le
dresser si bas - Que ma femme ne l'entende pas ! »Et
quand ce fut vers le minuit, - Jean Renaud a rendu l'esprit.
Ici la scène de la ballade change et se transporte dans la chambre de l'accouchée
:« Ah ! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends
pleurer ici ? - Ma fille, ce sont les enfants - Qui se plaignent du mal de dents.
» « Ah ! dites, ma, mère ma mie, - Ce
que j'entends clouer ici ? - Ma fille, c'est le charpentier, - Qui raccommode
le plancher ! » « Ah ! dites, ma mère,
ma mie, - Ce que j'entends chanter ici ? - Ma fille, c'est la procession - Qui
fait le tour de la maison ! »« Mais dites,
ma mère, ma mie, - Pourquoi donc pleurez-vous ainsi ? - Hélas ! je ne puis le
cacher; - C'est Jean Renaud qui est décédé. »«
Ma mère ! dites au fossoyeux - Qu'il fasse la fosse pour deux, - Et que l'espace
y soit si grand, -Qu'on y renferme aussi l'enfant ! »Ceci
ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes, il n'y manque qu'une
certaine exécution de détail qui manquait aussi à la légende primitive de Lénore
et à celle du roi des Aulnes, avant Goethe et Burger. Mais quel parti encore un
poëte eût tiré de la complainte de Saint-Nicolas, que nous allons citer en partie.
Il était trois petits enfants - Qui s'en allaient glaner
aux champs. S'en vont au soir chez un boucher. - »
Boucher, voudrais-tu nous loger? - Entrez, entrez, petits enfants, - Il y a de
la place assurément. »Ils n'étaient pas sitôt
entrés, - Que le boucher les a tués, Les a coupés en petits morceaux, - Mis au
saloir comme pourceaux. Saint Nicolas au bout d'sept
ans, - Saint Nicolas vint dans ce champ. - Il s'en alla chez le boucher: - »
Boucher, voudrais-tu me loger ? »« Entrez,
entrez, saint Nicolas, - Il y a d'la place il n'en manque pas. » - Il n'était
pas sitôt entré, - Qu'il a demandé à souper. «
Voulez-vous un morceau d'jambon ? - Je n'en veux pas, il n'est pas bon. - Voulez-vous
un morceau de veau ? - Je n'en veux pas, il n'est pas beau !Du
p'tit salé je veux avoir, - Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir ! »
- Quand le boucher entendit cela, - Hors de sa porte il s'enfuya. «
Boucher, boucher, ne t'enfuis pas, - Repens-toi, Dieu te pardonn'ra. » -
Saint Nicolas posa trois doigts - Dessus le bord de ce saloir :Le
premier dit : « J'ai bien dormi ! » - Le second dit : « Et moi
aussi ! » - Et le troisième répondit : - « Je me croyais être en paradis
! » N'est-ce pas là une ballade d'Uhland, moins
les beaux vers ? Mais il ne faut pas croire que l'exécution manque toujours à
ces naïves inspirations populaires. La chanson que nous
avons citée plus haut : Le roi Les est sur son pont, a été composée sur
un des plus beaux airs qui existent; c'est comme un chant d'église croisé par
un chant de guerre; on n'a pas conservé la seconde partie de la ballade, dont
pourtant nous connaissons vaguement le sujet. Le beau Lautrec l'amant de cette
noble fille, revient de la Palestine au moment où on la portait en terre. Il rencontre
l'escorte sur le chemin de Saint-Denis. Sa colère met en fuite prêtres et archers,
et le cercueil reste en son pouvoir. « Donnez-moi, dit-il à sa suite, donnez-moi
mon couteau d'or fin, que je découse ce drap de lin ! » Aussitôt délivrée
de son linceul, la belle revient à la vie. Son amant l'enlève et l'emmène dans
son château au fond des forêts. Vous croyez qu'ils vécurent heureux et que tout
se termina là; mais une fois plongé dans les douceurs de la vie conjugale, le
beau Lautrec n'est plus qu'un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher
au bord de son lac, si bien qu'un jour sa fière épouse vient doucement derrière
lui et le pousse résolument dans l'eau noire, en lui criant :Va-t'en,
vilain pêche-poissons ! - Quand ils seront bons, Nous en mangerons. Propos
mystérieux, digne d'Arcabonne ou de Mélusine. - En expirant, le pauvre châtelain
a la force de détacher ses clefs de sa ceinture et de les jeter à la fille du
roi, en lui disant qu'elle est désormais maîtresse et souveraine, et qu'il se
trouve heureux de mourir par sa volonté !... Il y a dans cette conclusion bizarre
quelque chose qui frappe involontairement l'esprit, et qui laisse douter si le
poëte a voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle morte que Lautrec
a tirée du linceul n'était pas une sorte de femme vampire, comme les légendes
nous en présentent souvent. Du reste, les variantes et les
interpolations sont fréquentes dans ces chansons; chaque province possédait une
version différente. On a recueilli comme une légende du Bourbonnais, la jeune
Fille de la Garde, qui commence ainsi :Au château
de la Garde - Il y a trois belles filles; - Il y en a une plus belle que le jour.
- Hâte-toi, capitaine, - Le duc va l'épouser. C'est
celle que nous avons citée, qui commence ainsi :Dessous
le rosier blanc - La belle se promène. Voilà le début,
simple et charmant; où cela se passe-t-il ? Peu importe ! Ce serait si l'on voulait
la fille d'un sultan rêvant sous les bosquets de Schiraz. Trois cavaliers passent
au clair de la lune : - Montez, dit le plus jeune, sur mon beau cheval gris. N'est-ce
pas là la course de Lénore, et n'y a-t-il pas une attraction fatale dans ces cavaliers
inconnus! Ils arrivent à la ville, s'arrêtent à une hôtellerie
éclairée et bruyante. La pauvre fille tremble de tout son corps :Aussitôt
arrivée, - L'hôtesse la regarde. - « Êtes-vous ici par force - Ou pour votre
plaisir ? - Au jardin de mon père Trois cavaliers m'ont pris. » Sur
ce propos le souper se prépare : « Soupez, la belle, et soyez heureuse;
Avec trois capitaines, - Vous passerez la nuit ».
« Mais le souper fini, - La belle tomba morte.
- Elle tomba morte - Pour ne plus revenir ! «
Hélas ! ma mie est morte ! s'écria le plus jeune cavalier, qu'en allons-nous faire
?... » Et ils conviennent de la reporter au château de son père, sous le
rosier blanc. Et au bout de trois jours, - La belle ressuscite.
- « Ouvrez, ouvrez, mon père, - Ouvrez sans plus tarder ! Trois jours j'ai
fait la morte, - Pour mon honneur garder. » La
vertu des filles du peuple attaquée par des seigneurs félons a fourni encore de
nombreux sujets de romances. Il y a, par exemple, la fille d'un pâtissier, que
son père envie porter des gâteaux chez un galant châtelains,. Celui-ci la retient
jusqu'à la nuit close, et ne veut plus la laisser partir. Pressée de son déshonneur,
elle feint de céder, et demande au comte son poignard pour couper une agrafe de
son corset. Elle se perce le cour, et les pâtissiers instituent une fête pour
cette martyre boutiquière. Il y a des chansons de causes
célèbres qui offrent un intérêt moins romanesque, mais souvent plein de terreur
et d'énergie. Imaginez un homme qui revient de la chasse et qui répond à un autre
qui l'interroge :« J'ai tant tué de petits lapins
blancs - Que mes souliers sont pleins de sang. - T'en as menti, faux traître !
- Je te ferai connaître. - Je vois, je vois à tes pâles couleurs - Que tu viens
de tuer ma sur ! » Quelle poésie sombre
en ces lignes qui sont à peine des vers ! Dans une autre, un déserteur rencontre
la maréchaussée, cette terrible Némésis au chapeau bordé d'argent. On
lui a demandé : - « Où est votre congé ? - Le congé
que j'ai pris, il est sous mes souliers. »Il y
a toujours une amante éplorée mêlée à ces tristes
récits. La belle s'en va trouver son capitaine.
- Son colonel et aussi son sergent...Le refrain est
une mauvaise phrase latine, sur un ton de plain-chant, qui prédit suffisamment
le sort du malheureux soldat.Quoi de plus charmant que la
chanson de Biron, si regretté dans ces contrées :-
Quand Biron voulut danser, - Quand Biron voulut danser, - Ses souliers fit apporter,
- Ses souliers fit apporter; - Sa chemise - De Venise - Son pourpoint - Fait au
point, - Son chapeau tout rond; - Vous danserez, Biron !Nous
avons cité deux vers de la suivante :La belle
était assise - Près du ruisseau coulant, - Et dans l'eau qui frétille,
- Baignait ses beaux pieds blancs: - Allons ma mie, légèrement !
Légèrement !C'est une jeune fille des
champs qu'un seigneur surprend au bain comme Perceval surprit Griselidis. Un enfant
sera le résultat de leur rencontre. Le seigneur dit :«
En ferons-nous un prêtre, - Ou bien un président ?-
Non, répond la belle, ce ne sera qu'un paysan :-
On lui mettra la hotte - Et mes oignons dedans... - Il s'en ira en criant : Qui
veut mes oignons blancs ?... Allons, ma mie, légèrement, etc. »Voici
un conte de veillée que je me souviens d'avoir entendu réciter par les vanniers
:
LA
REINE DES POISSONS
Il y avait
dans la province du Valois, au milieu des boise de Villers-Cotterets, un petit
garçon et une petite fille qui se rencontraient de temps en temps sur les bords
des petites rivières du pays, l'un obligé par un bûcheron nommé Tord-Chêne, qui
était son oncle, à aller ramasser du bois mort, l'autre envoyée par ses parents
pour saisir de petites anguilles que la baisse des eaux permet d'entrevoir dans
la vase en certaines saisons. Elle devait encore, faute de mieux, atteindre entre
les pierres les écrevisses, très nombreuses dans quelques endroits.
Mais la pauvre petite fille, toujours courbée et les pieds dans l'eau, était si
compatissante pour les souffrances des animaux, que, le plus souvent, voyant les
contorsions des poissons qu'elle tirait de la rivière, elle les y remettait et
ne rapportait guère que les écrevisses, qui souvent lui pinçaient les doigts jusqu'au
sang, et pour lesquelles elle devenait alors moins indulgente.
Le petit garçon, de son côté, faisant des fagots de bois mort et des bottes de
bruyère, se voyait exposé souvent aux reproches de Tord-Chêne, soit parce qu'il
n'en avait pas assez rapporté, soit parce qu'il s'était trop occupé à causer avec
la petite pêcheuse. Il y avait un certain jour dans la semaine
où ces deux enfants ne se rencontraient jamais... Quel était ce jour ? Le même
sans doute où la fée Mélusine se changeait en poisson, et où les princesses de
l'Edda se transformaient en cygnes. Le lendemain d'un de
ces jours-là, le petit bûcheron dit à la pêcheuse : « Te souviens-tu qu'hier
je t'ai vue passer là-bas dans les eaux de Challepont avec tous les poissons qui
te faisaient cortège... jusqu'aux carpes et aux brochets; et tu étais toi-même
un beau poisson rouge avec les côtés tout reluisants d'écailles en or. »Je
m'en souviens bien, dit la petite fille, puisque je tai vu, toi qui étais sur
le bord de l'eau, et que tu ressemblais à un beau chêne-vert, dont les
branches d'en haut étaient d'or..., et que tous les arbres du bois se courbaient
jusqu'à terre en te saluant. - C'est vrai, dit le petit
garçon, j'ai rêvé cela. - Et moi aussi j'ai rêvé ce que
tu m'as dit; mais comment nous sommes-nous rencontrés deux dans le rêve ?... »En
ce moment l'entretien fut interrompu par l'apparition de Tord? Chêne, qui frappa
le petit avec un gros gourdin, en lui reprochant de n'avoir pas seulement lié
encore un fagot.- Et puis, ajouta-t-il, est-ce que je ne
t'ai pas recommandé de tordre les branches qui cèdent facilement, et de les ajouter
à tes fagots ? - C'est que, dit le petit, le garde me mettrait
en prison, s'il trouvait dans mes fagots du bois vivant... Et puis, quand j'ai
voulu le faire, comme vous me l'aviez dit, j'entendais l'arbre qui se plaignait.
- C'est comme moi, dit la petite fille, quand j'emporte
des poissons dans mon panier, je les entends qui chantent si tristement, que je
les rejette dans l'eau... Alors on me bat chez nous ? Tais-toi,
petite masque ! dit Tord-Chêne, qui paraissait animé par la boisson, tu déranges
mon neveu de son travail. Je te connais bien, avec tes dents pointues couleur
de perle... Tu es la reine des poissons... Mais je saurai bien te prendre à un
certain jour de la semaine, et tu périras dans l'osier... dans l'osier !
Les menaces que Tord-Chêne avait faites dans son ivresse ne tardèrent pas à s'accomplir.
La petite fille se trouva prise sous la forme de poisson rouge, que le destin
l'obligeait à prendre à de certains jours. Heureusement, lorsque Tord-Chêne voulut,
en se faisant aider de son neveu, tirer de l'eau la nasse d'osier, ce dernier
reconnut le beau poisson rouge à écailles d'or qu'il avait vu en rêve, comme étant
la transformation accidentelle de la petite pêcheuse. Il
osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa même de sa galoche. Ce dernier,
furieux, le prit par les cheveux, cherchant à le renverser; mais il s'étonna de
trouver une grande résistance : c'est que l'enfant tenait des pieds à la terre
avec tant de force, que son oncle ne pouvait venir à bout de le renverser ou de
l'emporter, et le faisait en vain virer dans tous les sens. Au
moment où la résistance de l'enfant allait se trouver vaincue, les arbres de la
forêt frémirent d'un bruit sourd, les branches agitées laissèrent siffler les
vents, et la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa cabane de bûcheron.
Il en sortit bientôt, menaçant, terrible et transfiguré
comme un fils d'Odin; dans sa main brillait cette hache scandinave qui menace
les arbres, pareille au marteau de Thor brisant les rochers. Le
jeune roi des forêts, victime de Tord-Chêne, son oncle, usurpateur, - savait déjà
quel était son rang, qu'on voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais
seulement par leur masse et leur résistance passive... En
vain les broussailles et les surgeons s'entrelaçaient de tous côtés pour arrêter
les pas de Tord-Chêne, celui-ci a appelé ses bûcherons et se trace un chemin à
travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres, autrefois sacrés du temps des vieux
druides, sont tombés sous les haches et les cognées. Heureusement,
la reine des poissons n'avait pas perdu de temps. Elle était allée se jeter aux
pieds de la Marne, de l'Oise et de l'Aisne, - les trois grandes
rivières voisines leur représentant que si l'on n'arrêtait pas les projets de
Tord-Chêne et de ses compagnons, les forêts trop éclaircies n'arrêteraient plus
les vapeurs qui produisent les pluies et qui fournissent l'eau aux ruisseaux,
aux rivières et aux étangs; que les sources elles-mêmes seraient taries et ne
feraient plus jaillir l'eau nécessaire à alimenter les rivières; sans compter
que tous les poissons se verraient détruits en peu de temps, ainsi que les bêtes
sauvages et les oiseaux. Les trois grandes rivières prirent
là-dessus de tels arrangements que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons,
travaillait à la destruction des arbres, - sans toutefois avoir pu atteindre encore
le jeune prince des forêts, - fut entièrement noyé par une immense inondation,
qui ne se retira qu'après la destruction entière des agresseurs. Ce
fut alors que le roi des forêts et la reine des poissons purent de nouveau reprendre
leurs innocents entretiens. Ce n'étaient plus un petit bûcheron
et une petite pêcheuse, - mais un Sylphe et une Ondine, lesquels, plus tard, furent
unis légitimement. Nous nous arrêtons dans ces citations
si incomplètes, si difficiles à faire comprendre sans la musique et sans la poésie
des lieux et des hasards, qui font que tel ou tel de ces chants populaires se
grave ineffaçablement dans l'esprit. Ici ce sont des compagnons qui passent avec
leurs longs bâtons ornés de rubans; là des mariniers qui descendent un fleuve;
des buveurs d'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne chantent plus guère), des lavandières,
des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeaux des chants de leurs aïeules.
Malheureusement on les entend répéter plus souvent aujourd'hui les romances à
la mode, platement spirituelles, ou même franchement incolores, variées sur trois
à quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poëtes modernes missent
à profit l'inspiration naïve de nos pères, et nous rendissent, comme l'ont fait
les poëtes d'autres pays, une foule de petits chefs-d'uvre qui se perdent
de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé. |