Hier
soir, après vous avoir envoyé les dernières pages de ma lettre, où
j'avais écrit, mais non sans une certaine timidité : Comme l'imagination a
créé le monde, elle le gouverne, je feuilletais la Face Nocturne de la
Nature et je tombai sur ces lignes, que je cite uniquement parce qu'elles
sont la paraphrase justificative de la ligne qui m'inquiétait : « By imagination,
I do not simply mean to convey the common notion implied by that much abused word,
which is only fancy, but the constructive imagination, which is a much
higher function, and which, in as much as man is made in the likeness of God,
bears a distant relation to that sublime power by which the Creator projects,
creates, and upholds his universe. » «Par imagination, je ne veux pas
seulement exprimer l'idée commune impliquée dans ce mot dont on fait si grand
abus, laquelle est simplement fantaisie, mais bien l'imagination créatrice,qui
est une fonction beaucoup plus élevée, et qui, en tant que l'homme est fait à
la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime
par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son univers. » Je ne suis
pas du tout honteux, mais au contraire très heureux de m'être rencontré avec cette
excellente Mme Crowe, de qui j'ai toujours admiré la faculté de croire, aussi
développée en elle que chez d'autres la défiance.
Je disais
que j'avais entendu, il y a longtemps déjà, un homme vraiment savant et profond
dans son art exprimer sur ce sujet les idées les plus vastes et cependant les
plus simples. Quand je le vis pour la première fois, je n'avais pas d'autre expérience
que celle que donne un amour excessif ni d'autre raisonnement que l'instinct.
Il est vrai que cet amour et cet instinct étaient passablement vifs ; car, très
jeunes, mes yeux remplis d'images peintes ou gravées n'avaient jamais pu se rassasier,
et je crois que les mondes pourraient finir, impavidum ferient, avant que
je devienne iconoclaste. Évidemment il voulut être plein d'indulgence et de complaisance
; car nous causâmes tout d'abord de lieux communs, c'est-à-dire des questions
les plus vastes et les plus profondes. Ainsi, de la nature, par exemple.« La nature
n'est qu'un dictionnaire», répétait-il fréquemment. Pour bien comprendre l'étendue
du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages nombreux et
ordinaires du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots,
l'étymologie des mots ; enfin on en extrait tous les éléments qui composent une
phrase et un récit ; mais personne n'a jamais considéré le dictionnaire comme
une composition dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l'imagination
cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s'accordent à leur conception
; encore, en les ajustant, avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie
toute nouvelle. Ceux qui n'ont pas d'imagination copient le dictionnaire. Il en
résulte un très grand vice, le vice de la banalité, qui est plus particulièrement
propre à ceux d'entre les peintres que leur spécialité rapproche davantage de
la nature extérieure, par exemple les paysagistes, qui généralement considèrent
comme un triomphe de ne pas montrer leur personnalité. A force de contempler,
ils oublient de sentir et de penser.Pour ce grand peintre,
toutes les parties de l'art, dont l'un prend celle-ci et l'autre celle-là pour
la principale, n'étaient, ne sont, veux-je dire, que les très humbles servantes
d'une faculté unique et supérieure.Si une exécution très
nette est nécessaire, c'est pour que le langage du rêve soit très nettement traduit
; qu'elle soit très rapide, c'est pour que rien ne se perde de l'impression extraordinaire
qui accompagnait la conception ; que l'attention de l'artiste se porte même sur
la propreté matérielle des outils, cela se conçoit sans peine, toutes les précautions
devant être prises pour rendre l'exécution agile et décisive. Dans
une pareille méthode, qui est essentiellement logique, tous les personnages, leur
disposition relative, le paysage ou l'intérieur qui leur sert de fond ou d'horizon,
leurs vêtements, tout enfin doit servir à illuminer l'idée génératrice et porter
encore sa couleur originelle, sa livrée pour ainsi dire. Comme un rêve est placé
dans une atmosphère qui lui est propre, de même une conception, devenue composition,
a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a
évidemment un ton particulier attribué à une partie quelconque du tableau qui
devient clef et qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune, l'orangé,
le rouge, inspirent et représentent des idées de joie, de richesse, de gloire
et d'amour ; mais il y a des milliers d'atmosphères jaunes ou rouges, et toutes
les autres couleurs seront affectées logiquement et dans une quantité proportionnelle
par l'atmosphère dominante. L'art du coloriste tient évidemment par de certains
côtés aux mathématiques et à la musique. Cependant ses opérations les plus délicates
se font par un sentiment auquel un long exercice a donné une sûreté inqualifiable.
On voit que cette grande loi d'harmonie générale condamne bien des papillotages
et bien des crudités, même chez les peintres les plus illustres. Il y a des tableaux
de Rubens qui non seulement
font penser à un feu d'artifice coloré, mais même à plusieurs feux d'artifice
tirés sur le même emplacement. Plus un tableau est grand, plus la touche doit
être large, cela va sans dire; mais il est bon que les touches ne soient pas matériellement
fondues ; elles se fondent naturellement à une distance voulue par la loi sympathique
qui les a associées. La couleur obtient ainsi plus d'énergie et de fraîcheur.Un
bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l'a enfanté, doit être produit comme un
monde. De même que la création, telle que nous la voyons, est le résultat de plusieurs
créations dont les précédentes sont toujours complétées par la suivante ; ainsi
un tableau conduit harmoniquement consiste en une série de tableaux superposés,
chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d'un
degré vers la perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les
ateliers de Paul Delaroche et d'Horace Vernet de vastes tableaux, non pas ébauchés,
mais commencés, c'est-à-dire absolument finis dans de certaines parties, pendant
que certaines autres n'étaient encore indiquées que par un contour noir ou blanc.
On pourrait comparer ce genre d'ouvrage à un travail purement manuel qui doit
couvrir une certaine quantité d'espace en un temps déterminé, ou à une longue
route divisée en un grand nombre d'étapes. Quand une étape est faite, elle n'est
plus à faire, et quand toute la route est parcourue, l'artiste est délivré de
son tableau. Tous ces préceptes sont évidemment modifiés
plus ou moins par le tempérament varié des artistes. Cependant je suis convaincu
que c'est là la méthode la plus sûre pour les imaginations riches. Conséquemment,
de trop grands écarts faits hors de la méthode en question témoignent d'une importance
anormale et injuste donnée à quelque partie secondaire de l'art. Je
ne crains pas qu'on dise qu'il y a absurdité à supposer une même éducation appliquée
à une foule d'individus différents. Car il est évident que les rhétoriques et
les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection
de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel. Et jamais les
prosodies et les rhétoriques n'ont empêché l'originalité de se produire distinctement.
Le contraire, à savoir qu'elles ont aidé l'éclosion de l'originalité, serait infiniment
plus vrai. Pour être bref, je suis obligé d'omettre une
foule de corollaires résultant de la forme principale, où est, pour ainsi dire,
contenu tout le formulaire de la véritable esthétique, et qui peut être exprimée
ainsi : Tout l'univers visible n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels
l'imagination donnera une place et une valeur relative ; c'est une espèce de pâture
que l'imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l'âme humaine
doivent être subordonnées à l'imagination, qui les met en réquisition toutes à
la fois. De même que bien connaître le dictionnaire n'implique pas nécessairement
la connaissance de l'art de la composition, et que l'art de la composition lui-même
n'implique pas l'imagination universelle, ainsi un bon peintre peut n'être pas
un grand peintre. Mais un grand peintre est forcément un bon peintre, parce que
l'imagination universelle renferme l'intelligence de tous les moyens et le désir
de les acquérir. Il est évident que, d'après les notions
que je viens d'élucider tant bien que mal (il y aurait encore tant de choses à
dire, particulièrement sur les parties concordantes de tous les arts et les ressemblances
dans leurs méthodes !), l'immense classe des artistes, c'est-à-dire des hommes
qui se sont voués à l'expression de l'art, peut se diviser en deux camps bien
distincts : celui-ci, qui s'appelle lui-même réaliste, mot à double entente
et dont le sens n'est pas bien déterminé, et que nous appellerons, pour mieux
caractériser son erreur, un positiviste, dit : « Je veux représenter les
choses telles qu'elles sont, ou bien qu'elles seraient, en supposant que je n'existe
pas. » L'univers sans l'homme. Et celui-là, l'imaginatif, dit : " Je veux
illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits.
" Bien que ces deux méthodes absolument contraires puissent agrandir ou amoindrir
tous les sujets, depuis la scène religieuse jusqu'au plus modeste paysage, toutefois
l'homme d'imagination a dû généralement se produire dans la peinture religieuse
et dans la fantaisie, tandis que la peinture dite de genre et le paysage devaient
offrir en apparence de vastes ressources aux esprits paresseux et difficilement
excitables.Outre les imaginatifs et les soi disant réalistes,
il y a encore une classe d'hommes, timides et obéissants, qui mettent tout leur
orgueil à obéir à un code de fausse dignité. Pendant que ceux-ci croient représenter
la nature et que ceux-là veulent peindre leur âme, d'autres se conforment à des
règles de pure convention, tout à fait arbitraires, non tirées de l'âme humaine,
et simplement imposées par la routine d'un atelier célèbre. Dans cette classe
très nombreuse, mais si peu intéressante, sont compris les faux amateurs de l'antique,
les faux amateurs du style, et en un mot tous les hommes qui par leur impuissance
ont élevé le poncif aux honneurs du style. |